ANCIEN HOPITAL SAINT-JACQUES ET PASSAGE DU VAR

La barque de l'Hospice et le ballet des gayeurs
SAINT-LAURENT-DU-VAR
Alpes-Maritimes
Patrimoine jacquaire
Patrimoine matériel

 

La ville de Saint-Laurent est emblématique des difficultés que rencontraient jadis les pèlerins et les voyageurs effectuant de longues distances, comme ceux qui se rendaient à Rome ou à Saint-Jacques-de-Compostelle. Les romains avaient construit de nombreux ponts mais certaines rivières ne pouvaient être franchies qu'à gué, soit à cause de la portée trop importante des ouvrages, soit à cause du débit ou du bois de flottage descendant des montagnes. Le Var illustre parfaitement cette difficulté

 

Ponts sur le Var

Lorsque César envahit la Gaule, il donne au fleuve le nom de Varum flumen (Fleuve fou) ; il mesure alors, près de son embouchure, 1 km 750 de large. Le hameau situé sur sa rive droite sera fortifié et s'appellera Castrum Agrimontis mais il sera abandonné de ses habitants après le départ des légions.

Aujourd'hui, deux ponts permettent le passage du Var à l'emplacement des voies de communication empruntées depuis l'antiquité : le Pont du Var à Saint-Laurent et le Pont de la Manda entre Gattières et Carros. Celui de Saint-Laurent est situé sur l'ancienne voie Aurelia qui longeait la côte depuis Vintimille jusqu'à Antibes en passant par Cimiez ; celui de la Manda, un peu plus au nord, situé sur la voie dite "Médiévale", ou voie de Vence qui, à partir de Cimiez, allait traverser le Var à Gattières. Ce dernier sera choisi pour tracer le nouveau "Chemin de Saint-Jacques et de Rome", afin de contourner la forte urbanisation niçoise.

Un premier pont en bois apparaît dans des documents mi-18e s. sur le fleuve Varo. Sa longueur était de 630 m, dont 326 m appartenait au gouvernement Sarde (après 1720). Sa largeur était de 5,13 m compris le parapet, et la hauteur au-dessus du niveau moyen de l'eau, était de 2 m. Détruit quelques décennies plus tard, il fut reconstruit pour un usage militaire par les français en 1792. Son entretient était très coûteux car sans cesse endommagé par les crues et le flottage du bois. Il était interdit de s'y croiser ou de le traverser en trottant ou galopant. Une barrière et un octroi y sont rapidement installés. Saint-Laurent était donc une étape importante pour les armées, les pèlerins, les malades, les attelages et les douanes. L'ouvrage sera remplacé pour le chemin de fer par un pont en fonte en 1860, bientôt doublé par un autre en béton (1864).

 

Passage du Var et ancien Hôpital Saint-Jacques

Mais avant la construction des ponts, on devait passer le Var à gué. Il y en avait dans presque tous les villages : Bonson, Gilette, le Broc, Gattières, Saint-Laurent, de commodité très inégale. Celui de Saint-Martin, plus au nord, avait été confié aux hospitaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem par une donation de 1209 au lieu nommé Bonport, avant de passer aux mains des seigneurs de Gilette.

Seul celui de Saint-Laurent était règlementé et aménagé car il s'agissait d'un passage important entre Nice et Antibes ; des voitures et des convois l'empruntaient régulièrement. Il fallait les guider à travers le lit du fleuve et franchir, non seulement pour traverser le gros bras mais aussi deux ou trois bras secondaires. Rien n'interdisait à un particulier de tenter seul le passage, mais celui-ci n'était pas sans danger. L'opération était souvent périlleuse, notamment en périodes de crues, et le candidat au passage pouvait risquer sa vie pour un sou.

C'est par un acte de bail emphytéotique de 1468 que l'évêque de Vence, Mgr Raphaël Monso, installe 35 familles venues d'Oneglia en Ligurie italienne pour repeupler le site "déshabité". Celles-ci, devront désigner des "gueyeurs" chargés d'assurer le passage gratuit du Var aux voyageurs et à leurs bagages. Ils tiendront également six lits à "l'hôpital" pour héberger les hôtes de passage. Ce refuge, placé sous la protection de saint Laurent, finira par donner le nom définitif à la ville.

Ces premiers gueyeurs laïques, appelés "riveraschi", s'organisèrent en corporation : " les gueyeurs ou barquiers doivent être des gens choisis et Craignant Dieu ; qui fréquentent les sacrements et fassent leurs Pâques chaque année ; qui portent un "tableau" autour de leur ceinture ; qui aient de la pudeur et de l'honnêteté envers les personnes du sexe ; qu'ils soient charitables envers les pauvres et traitables envers les autres ; qu'ils ne soient point abrutis par le vin pour ne pas se noyer et noyer les autres."  En 1471, le hameau compte 149 habitants répartis en 23 feux.

Une convention de 1485 entre les communautés de Nice et de Saint-Laurent précise les conditions et règlemente la "prestation" afin d'améliorer le service : " … le moyen le plus équitable est de pourvoir au prompt rétablissement de la barque dans le gros bras, et d'un nombre suffisant de gayeurs pour le passage des autres, moyennant un droit modéré qui serait payé par ceux qui voudraient s'en servir, à l'exception toutefois des pauvres et des pèlerins…"  Le règlement devient ensuite plus précis : "lesdits gayeurs se tiendront sur le passage de la rivière depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, au nombre de quatre, sçavoir deux sur un bord et deux sur l'autre pour indiquer fidèlement les gués aux passagers. Ces mêmes gayeurs seront tenus de sonder les gués de toutes les branches de la rivière chaque matin & même dans la journée en cas de crue des eaux ou autrement… et planteront des piquets auxquels ils attacheront des fascines pour indiquer le passage le plus sûr & le plus commode… les gayeurs seront toujours vêtus décemment avec des caleçons et ne pourront passer les voyageurs lorsqu'il y aura du danger… ils seront obligés de passer gratuitement les pauvres et les pèlerins, sans pouvoir rien recevoir d'eux à quelque titre & sous quelque prétexte que se puisse être…"

Toutefois, après divers démêlés avec l'évêque de Vence, la communauté se dégage bientôt de la servitude de l'hospice et du bac gratuit, ne conservant que le passage à pied, plus rémunérateur. Les autorités religieuses soucieuses de faciliter le flux des pèlerins circulant vers Rome et Saint-Jacques-de-Compostelle, encouragent alors l'installation de l'Ordre de Saint-Augustin à Agrimont afin de garantir une assistance aux voyageurs, notamment les plus démunis. "L'hospital pour les pauvres et les fourbus" pouvait ainsi héberger les pèlerins en cas d'intempéries, ou lorsque le courant du Var devenait trop violent. Devenu "Hôpital Saint-Jacques" en 1668, l'hospice offre alors un dortoir de quatre lits et deux chambres à un lit.

 Les moines exploitaient aussi le bac – la barque de l'Hospice – pour passer le gros bras du Var.  Mais ce bac était d'une utilité relative car il ne concernait pas les bras secondaires, si bien que le passage se faisait d'abord à gué ; la corporation des gueyeurs pouvait donc prospérer. Lorsque les moines seront chassés, ils s'installeront sur l'autre rive, dans le quartier de Nice appelé aujourd'hui Saint-Augustin.

Mais vers le XVIIIe siècle, le service des gueyeurs se dégrade. Il arrivait que de pauvres voyageurs soient déposés entre deux bras du fleuve et qu'on les force à payer des sommes exorbitantes pour avancer ou reculer… ; litiges et incidents conduiront même certains gueyeurs en prison et les autorités seront amenées à confier la gestion du passage à un entrepreneur privé. Une convention de 1758 soumet l'exploitant à des critères moraux sévères et à un cahier des charges très précis, qui fixe le prix, le balisage du gué et les conditions de son entretien.

On tentait aussi le passage lorsque le bac se trouvait hors service ou que la barque avait été mise à l'abri pour cause de crue. Dans ce cas, il fallait braver le courant ou faire un grand détour et passer par la montagne. En temps normal, on s'assurait les services de deux ou trois gueyeurs : deux pour porter, un pour guider. On voyait parfois les gueyeurs hésiter au milieu du fleuve ; il n'était pas rare que le courant emporte hommes et bêtes.

L'anglais Smolett en 1763 et le suisse Sulzer en 1775 décrivent dans leurs carnets de voyages le pittoresque franchissement du Var : "Au village de Saint-Laurent, il y a une équipe de passeurs toujours prêts à guider les voyageurs dans le passage de la rivière. Six de ces hommes, les pantalons retroussés jusqu'à la ceinture, avec de longues perches en main, prirent soin de notre voiture et, par mille détours, nous conduisirent sains et saufs à l'autre bord."  Un autre voyageur de préciser : " … Si l'on ne passe le Var, ni en voiture, ni à cheval, on s'assied sur l'épaule de deux hommes qui se tiennent l'un contre l'autre." Avant 1792, le prix à payer était de 30 sols par gueyeur l'été, et 20 sols l'hiver soit, si l'on utilisait trois gueyeurs, 4 livres 10 sous ou 3 livres l'hiver.

Le souvenir des gueyeurs se perpétue toujours à Saint-Laurent ; une rue porte leur nom tout près de l'église Saint-Laurent. En 2000, un rond-point s'est même vu paré d'une sculpture représentant une voyageuse à califourchon sur le dos d'un gueyeur ; un patrimoine sans doute unique en France.

Infos pratiques

Gué sur le Var
06700 SAINT-LAURENT-DU-VAR
France